Théophraste, Métaphysique


Entre l’abondance — πολυχούς [qui se répand abondamment, joliment métaphorique] — démesurée de la nature et de ses êtres, selon certains en outre désordonnée — ἀτακτοτέρα, pose à contre-jour l’immutabilité de premiers êtres qui sont intelligibles, les principia. L’on mesure, encore une fois, la distance entre la conception antique du Sort enchaînant l’événement à une loi, et la continuité postulée par Théophraste entre ces mondes après le divorce opéré par l’Académie.


I. La métaphysique du maître (Aristote)


Si le texte de Théophraste a été considéré comme un fragment ou un traité complet, il ne laisse pas d’entretenir l’ambiguïté fondamentale — et relativement apparente — du texte de son maître Aristote, au jalon duquel il sème ses apories : la substance première est-elle individu dernier ou premier moteur ? Dans le premier cas, à Kallias ne s’attribue plus rien et tout s’y attribue ; mais en Kallias je ne connais que l’homme, un prédicat (définition).
A cette béance, entre causes physiques et intellections, l’on revient à poser l’hypothèse de Platon de la transcendance. Force est de constater pourtant que le système d’Aristote s’échelonne, de la matière pure et indéterminée voisine du Chaos qui n’est pas l’être, de formes et de matières particulièrement composées, vers une seule transcendance : le premier moteur. Si chez Platon une forme séparée s’incarne dans une χώρα (chora) réceptive, ici c’est l’individu qui s’éclaire selon sa finalité. Pour le comprendre, revenons un instant sur les postulats fondamentaux de la métaphysique :


- Dire l’être s’éclate en quatre sens (1028a32ss) : l’accident, le vrai, la puissance et l’acte, la catégorie.
- La catégorie se dit d’abord selon la substance, première logiquement.
- La substance se divise encore en quatre acceptions : la quiddité (Z4-6), l’universel, le genre (Z13-14), le sujet (Z3)
- Le sujet est soit la matière, la forme ou le composé. De la première l’on dira : « x est de cela » ; de la seconde, ou quiddité, et troisième : « x est cela ».


Or il y a là une difficulté : dans le Traité des catégories Aristote dit du sujet qu’il est le composé ; dans la Métaphysique, cela ne peut être puisque cette union est postérieure à la matière et à la forme (1029a32), et ce sera cette dernière qui sera l’objet de l’étude du sujet, parce qu’elle pose la plus grande difficulté (Platon a-t-il raison ou tort ? La Métaphysique, quelques livres plus loin, se terminera sur cette étude).
Des substances composées l’on échelonne la théorie en lestant davantage de matière, en prenant soin de garder à l’horizon la science en puissance, dont l’objet est l’universel, et celle en acte, qui s’ancre dans la substance individuelle (1087a19-31). L’on arrive au premier moteur, absolument réel et dégagé de la matière et donc du mouvement, ne gardant que le désir et la pensée mises en son abyme. Il est la cause finale du cosmos — les êtres en tant qu’être ayant pour but leur entéléchie (l’âme pour le vivant) — et l’aune à laquelle l’on connaît l’être.
En d’autres mots, la forme spécifique est inséparable, et si la matière n’était indéterminée l’universel et le particulier seraient mêmes : la science aurait pour objet l’individu devenu parangon indifférent. Mais tel n’est pas le cas, et Aristote, apôtre du juste milieu, voit la sensation comme science en puissance, et inversement.
Mais par quoi donc l’homme atteint sa quiddité, son acte ? Sa forme physique seule ?


II. Les doutes du disciple (Théophraste)


L’universel est une puissance, et la métaphysique ne s’occupe que des actes, des êtres individuels et réalisés, en incluant évidemment l’immutable premier moteur. Entre ces êtres il existe une connexion (συναφή) de finalité, selon laquelle chacun se réalise en fonction d’une fin propre, la cause formelle : la « matière désire la forme comme la femelle le mâle », dit Aristote quelque part.

Nous sommes loin actuellement de pouvoir même entrevoir l’ingenium propre à une telle pensée, obnubilés par la cause matérielle et le mécanicisme ambiant du « réel », pourtant si loin à la fois de la res et du verbum.



III. La synaphé



 Afin d’approfondir la connexion possible entre ces deux mondes, l’un naturel et l’autre intelligible (4a11), l’auteur expulse d’emblée la possibilité que la liaison fût inexistante, ce qui aurait pour fâcheuse conséquence le caractère épisodique et non systématique du tout, mais encore de ne représenter l’expérience.
Théophraste commence par examiner les intelligibles de l’école platonicienne : si les intelligibles sont des objets mathématiques, comme pour Speusippe (sans Idées) ou Xénocrate (ceux-ci sont les idées), le lien sera confus puisque ces objets ne répondent pas à toutes choses, et certainement pas à la vie et au mouvement ; de plus, ils semblent avoir été construits par l’homme. Enfin, l’auteur nous informe d’une doctrine controversée liée à Platon, selon laquelle les Idées se rattacheraient aux nombres.



 IV. Des principes


Il faudra trouver le ou les principes selon la connexion et selon leur capacité à produire le mouvement, caractère premier du monde de la nature ; or, son immobilité est postulée à la fois par Platon et par Aristote.

Pour certaines sciences les principes sont bien établis et absolus : ainsi la grammaire a la lettre, la musique le son, la mathématique le nombre. Il en sera de même pour les techniques. L’auteur oppose à ceci la conception de vouloir s’élever, étendre par analogie à l’aide de la cause finale, à l’ensemble du monde des principes d’ordre similaires, sans pour autant laisser au hasard la victoire (7a15). Qu’il y ait dans le monde naturel des coïncidences et des choses au joug du nécessaire est évident sans permettre de réponse univoque (10a26).

Théophraste établit en plus une critique à l’égard de son maître : si le repos n’est qu’une privation de mouvement, comme le voit ce dernier, comment le rattacher au principe ? Ne vaudrait-il pas mieux considérer que le mouvement de l’âme est meilleur que le premier mouvement, circulaire ? En outre, le problème se pose encore de la nature du principe : matière, forme ou composé ?


 De la nature, partielle puisque particulière, au tout, nature et principes, l’on dit (Platon, Pythagore ?) qu’ils résident dans les contraires. Cela revient à savoir pourquoi nous affirmons l’être de toute chose, et de choses contraires (elles « sont ») ; que l’être et encore le savoir sont dits de plusieurs façons, et qu’ils impliquent la différence : le savoir doit à être à la fois savoir des propres (choses singulières) et de l’identique dans plusieurs de ces choses singulières. L’on voit que le postulat fondamental est la difficulté de l’étude et la non-précipitation vers une trop-aisée solution : une raison de voir du traité un fragment ou non.

Dire que rien ne se fait et n’est en vain, est comprendre la nécessité (le « donc » de l’argumentaire, du syllogisme) mais encore, en-deçà, une simple conjonction (le « et » de l’inventaire descriptif), puisque le monde sublunaire connaît l’indétermination de la matière (les changements y sont multiples : génération, altération, accroissement, mouvement local) ; certains phénomènes peuvent paraître vains — μάταια — (10b7), non seulement de par leur irrégularité (la forme individuelle par rapport à celle spécifique), mais encore l’habituel : la vie de l’éphémère ou celle d’une bulle.



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