Leçon 3 : critique des Idées, forme, matière, causes



I. La matière avant et par Aristote


Le livre A de la métaphysique, traitant de l’aitiologie (recherche des causes), donne nombre de considérations sur la cause matérielle, a fortiori sur la matière. Par les premiers philosophes seule la cause matérielle était visée (A, 3, 983b7), ainsi :

L’eau pour Thalès ;
L’air pour Anaximène ;
Le feu pour Héraclite, etc.

D’autres philosophes (on ne parle pas des théologoi) considéraient, outre la cause matérielle, la cause efficiente, unique (Anaxagore) ou double (Empédocle : amour et haine). Les Pythagoriciens se sont approchés de la cause formelle (que la définition exprime), mais d’une manière trop simpliste.

Il dit enfin de Platon qu’il n’aurait considéré que les causes formelle et matérielle :


Sous le point de vue de la matière, les principes sont le grand et le petit ; sous le point de vue de l’essence, c’est l’unité. (A, 6, 987b20-21)


Par la suite, les causes de l’être et du devenir sont les idées.


II. La critique des formes intelligibles


On peut avoir de l’affection pour les amis et la vérité ; mais la moralité consiste à donner la préférence à la vérité.
Eth. Nic., I, VI, 1096a11-17

De tous les arguments au moyen desquels nous démontrons l’existence des Idées, aucun n’est évident. Certains d’entre eux ne conduisent pas à une condition nécessaire, d’autres établissent des Idées de choses qui, de notre propre avis [à nous, platoniciens], n’en ont pas. En effet, d’après les arguments tirés de l’existence des sciences, il y aura des Idées de toutes les choses dont il y a science ; d’après l’argument de l’unité d’une multiplicité, il y en aura aussi des négations ; enfin d’après l’argument que même ce qui a péri constitue un objet de pensée, il y aura Idée des choses périssables, car il y a en nous une image de celles-ci. Même des raisonnements plus exacts conduisent, les uns, à admettre des Idées des relatifs, dont le genre, disons-nous, n’est pas par soi, les autres conduisent au troisième homme. [...etc.]

Mét. A, 9 (trad. Tricot légèrement modifiée ; nous soulignons)


La relation entre le maître et l’élève est ardue, mais selon le point de vue (en abyme ici, Aristote a raison...) Aristote aurait retourné l’ontologie platonicienne, pour qui la singularité sensible est un accident de l’essence universelle, en voyant l’universel comme un accident de l’essence particulière. Mais le Stagirite serait aussi et généralement resté fidèle à l’entreprise notionnelle de son maître, ne l’empêchant pas d’en faire la critique de détail, portée sur l’argument, non l’objet, la théorie des Idées :


1. L’argument de l’unité recouvrant une multiplicité


Thèse de Platon : un prédicat commun pour une classe d’objet, sans se confondre à un de ses exemplaires, sera un prédicat distinct ayant une existence indépendante : il sera la forme intelligible de cette classe, et la condition d’existence de la science qui se rapporte à l’universel et la détermination : la médecine n’est science de telle santé mais de la Santé — qui doit être en soi.

Argument d’Aristote : il pourra avoir une idée correspondant à une classe négative, par exemple non-homme, ce que n’admettent pas les platoniciens, puisqu’on aura aussi une Idée du non-être. De plus, un prédicat distinct n’implique pas que ce soit un prédicat autonome. Enfin, l’extension du monde se voit par l’académicien refusée des formes intelligibles à certaines de ses classes, comme le vice ou les outils. Aristote accepte l’universel (il dira que l’expérience est une connaissance de l’individuel) mais n’éprouve pas la nécessité d’en faire une idée.

Mais le débat est complexe, Platon considérant les « non-X » des dérivations d’Idées participant à la nature de l’Autre (Sophiste, 257e). Des objets fabriqués, Platon ne récuse que ceux qui imitent, et non ceux qui produisent ; cependant l’art étant connaissance de l’universel (A, 1, 981a15) tous ces objets devraient être Idées chez Platon.


2. L’argument des relatifs


Thèse de Platon (Phédon, 74) : affirmer l’Egal de plusieurs sensibles, et de façon homonyme, sachant qu’ils ne peuvent vraiment l’être, montre à la fois l’existence de l’Egalité-type (forme intelligible) et l’imperfection de ces modèles qui changent constamment.

Argument d’Aristote : cela reviendrait à admettre l’existence de la relation séparée des choses ; l’Egal, un relatif — par rapport à autre chose (προς άλλα), — serait un genre — une Idée, donc « par soi » (αυτα καθ αυτα), ce que refusent les platoniciens — qui comprendrait toutes choses — images naturelles ou artificielles (un portrait) — auxquels il se trouve prédiqué, une fois leur essence abstraite.

Objection ontologique (lié à l’extension, au contenu de l’Idée) à la signification logique du « par soi » platonicien ? Non, Platon lui-même dit que l’Idée n’est pas un trait de pensée, mais une réalité à laquelle accède le νους. Aristote dénonce donc bien une confusion entre logique et réalité.


3. L’argument du troisième homme


Si l’homme sensible et l’Homme (intelligible) sont séparés, ce qui est commun au premier et au second produira un troisième homme, et ainsi de suite à l’infini. Il y a d’inclus ici une critique de la participation. En fait, cette critique est déjà dans le Parménide, un dialogue de Platon, à laquelle objection ce dernier ne répond pas :


Parménide : [...] Lorsque plusieurs objets te paraissent grands, si tu les regardes tous à la fois, il te semble sans doute qu’il y a en tous un seul et même caractère, d’où tu infères que la grandeur est une.

Socrate : C’est vrai.

P. : Mais si tu embrasses de même dans ta pensée à la fois la grandeur elle-même et les choses grandes, ne vois-tu pas apparaître encore une autre grandeur par laquelle toutes celles-là paraissent grandes ?

Parménide, 132 a-d (trad. Chambry)


On n’oubliera pas non plus que dans la République (597c), on lit : « Dieu a fait unique le lit qui est le lit essentiel, il n’a pu en faire deux ou davantage, car, s’il en faisait deux, il en apparaîtrait un troisième, dont ces deux-là auraient l’idée. » Est-ce une réponse convenable ?

Concluons, hâtivement, qu’au lieu de déplacer le monde sensible et de le qualifier univoquement irréel, Aristote préfère lui trouver intelligibilité par les points de vue desquels on le regarde : si une image, ou des existants, ne peuvent être en tout point parfaits par rapport à un parangon (l’Idée), pourront-ils acquérir perfection par quelque perspective ? La vie (ζωή) peut-elle être diffusée par ses manières de vivre (βίος) ?


III. L’hylémorphisme d’Aristote (matière et forme)


1. Matière et forme gréco-latines


En grec, la « matière » — ύλη, — c’est un déplacement étymologique de la forêt, du bois au matériau, puis à la composition matérielle des corps.
Materies, en latin, désigne aussi le bois de construction.

La forme, en grec μορφή et en latin forma, est chez Aristote quasi-synonyme de είδος (aussi espèce), σχημα et λόγος, mais possède une acception la portant plutôt vers le contour extérieur de quelque chose. Elle s’oppose à la matière.


2. L’apport d’Aristote


C’est Aristote qui donna à la matière son plein sens philosophique, la faisant susceptible d’être sensible mais aussi intelligible (ύλη νοητή) et locale (ύλη τοπική). Notre philosophe également distinguera entre matière première (πρώτη ύλη) et dernière, moins indéterminée car apte à recevoir la forme. Celle-ci est relative à l’échelon sur lequel on se place, et absolument inférieure à la forme quand on l’y compare.
Pour Aristote, elle est en soi inconnaissable (Z, 10, 1036a8) et pour l’appréhender on la considère dans une analogie :

 

La matière est voisine du chaos, c’est-à-dire indéterminée et en puissance. Il y a cinq éléments répondant aux exigences de sa pensée sur le mouvement :
- deux éléments opposés : la terre et le feu.
- deux éléments intermédiaires : l’eau et l’air.
- un élément supra-lunaire : l’éther.

Ce dernier seul permet aux astres qui en sont faits d’avoir le mouvement circulaire (translation) dont ils font preuve, unique et éternel mouvement non soumis à l’accidentel du monde sub-lunaire, soumis à toutes les espèces de changement (génération et corruption, accroissement et décroissement, altération, translation).


Il faut penser que, comme une matière inflammable, ce que nous appelons ici le feu s’étend jusqu’à l’extrémité de la sphère qui entoure la terre, de telle sorte que le moindre mouvement qu’il reçoit lui suffit, comme à la fumée, pour s’enflammer perpétuellement; car la flamme n’est que l’incandescence d’un air sec.
Météorologie, I, IV, 4


Quant à ses relations avec la forme ou d’autres notions, elles sont multiples :

a. L’expérience fournit, dans les raisonnements, la matière ; la forme de la science est donnée par la logique (Organon).

b. Par rapport à la substance, la matière est unique pour chaque suppôt, mais la forme constitue le principe connaissant (trait distinctif), l’espèce et le genre. Elle est immanente à la matière, et peut ainsi être reproduite par l’art, la matière et la forme par la nature.


IV. Relations à la logique


Rappelons qu’Aristote voit le discours λογικός de manière péjorative, qu’il compare au discours φυσικός.
Dans la définition, on considère le genre comme la matière et la différence comme la forme.


V. Les quatre causes




Les quatre causes vont par paires (Hamelin), ou bien l’une s’oppose aux trois autres (Tricot) : la matérielle et la formelle d’un côté, l’efficiente et la finale de l’autre ; la matérielle d’un côté, les formelles de l’autre : acte/forme et puissance/matière sont les deux causes du devenir et de l’être.
Savoir, c’est connaître les causes des choses, en attribuant à la substance une cause déterminée. Dans le changement par exemple, un attribut se substituera à un autre, alors que la substance se maintient. Il faut donc à la différence qu’entraîne le changement une identité substantielle.
Nous terminerons en donnant un exemple, si précieux à la compréhension philosophique, celui chère à Aristote : la statue.



Cause matérielle : l’airain, et son genre (métal), sont causes matérielles de la statue. La matière est ici relative à la forme, parce que prochaine. Terre et eau sont matières plus éloignées, matières prochaines de l’airain.
Cause formelle : la cause de l’être actuel, contenant la matière : « L’aurige. » Si elle fut un être vivant, son âme eût été la cause formelle, l’entéléchie
Cause efficiente : ce qui est exigé pour le devenir, en l’occurrence le sculpteur, une forme actuelle. Elle est autant corrélat de la cause matérielle, impuissante en elle-même pour inciter le devenir.
Cause finale : la beauté, par exemple.

Souvent, il est vrai que la fonction (cause finale) s’identifie à la forme (cause formelle), par exemple le verre, mais la distinction tient. Cause finale, malgré l’apparence d’oxymore, est aussi légitime : elle l’est si l’on accepte la puissance.


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