Il est donc évident que l’essence et
la forme sont des actes; d’où il suit évidemment aussi que l’acte, sous le
rapport de la substance, est antérieur à la puissance. Par la même raison, l’acte
est antérieur sous le rapport du temps ; et l’on remonte, comme nous l’avons
dit, d’acte en acte, jusqu’à ce qu’on arrive à l’acte du moteur premier et
éternel.
Mét.
Θ, 8
I.
Aristote, ses prédécesseurs et successeurs
L’époque moderne ne s’est jamais gênée
de faire la trop brève critique du système d’Aristote, pour ne pas dire
d’Aristote lui-même, comme si l’auteur restait la métonymie de son œuvre. Cela
trouve ses origines dans un tissu complexe historique, et en l’évitant nous
devons à tout le moins brosser une rapide esquisse des « visions du
monde » antérieures et postérieures à sa pensée.
Notre jugement, et ceux de nos aïeux
de l’époque moderne, manque complètement ceci : Aristote ne déduit que la
terre est au centre du système que d’après une méthode que nous ne réprouvons
pas : l’observation, la déduction, et la certitude de la constance des
lois naturelles dans le domaine du Ciel précisément ; qu’il n’eût pas les
outils nécessaires à l’appui de ce qui sera
ne relève que de l’histoire, non du bon sens ou d’un manque d’imagination. Bien
au contraire, ses prédécesseurs n’étaient pas tous de cet avis : les
Pythagoriciens la faisaient tourner autour d’un centre, quand Platon la faisait
évoluer sur elle-même. Outre cela, ne verrions-nous plus qu’Aristote n’ait
empêché Aristarque de Samos, au troisième siècle avant J.-C., de considérer le
soleil au centre du système, autour duquel tourne la terre.
Mais louons un instant ceux qui ont
vu, et Aristote, que l’affaire n’est souvent que de fatuité : ainsi, dans
une traduction de M. de Saint-Hilaire (1866), qui un peu pédant se fait
astronome, nous lisons :
A l’auteur de poursuivre :
« L’intelligence leur [aux savants modernes] a été plus utile que les sens
n’auraient jamais pu l’être. » Vraiment, Aristote ne voyait nulle planète
« au bout de sa plume », comme Leverrier, et sans l’instrument — et
l’œil encore — pour délier ce germe de paradoxe, c’eût été... un monde
poétique, même pour la mathématique. Pourtant il l’est dans l’acception du
terme grec de poiesis. Dès la
Renaissance, nous avons donc un monde où bientôt la mathématique de Viète va peu à peu permettre
d’éviter l’observation ; mais aussi des divergences dans la théorie (Copernic,
Tycho Brahe, etc.) limitée par les fines nuances de la mécanique céleste. Des
deux côtés, l’acquis du temps, et du nôtre, la justification de cet exergue
puisque depuis Aristote nul progrès, bien au contraire, ne s’est fait par
rapport à l’être.
Aristote reste dans un monde, vu de
très loin de notre illusoire promontoire, où la perfection est d’autant plus juste,
puisque il semble prévisible que dans autant de siècles l’on nous verra, sans
même revoir nos instruments, comme un paradoxe qui s’évade à peine du carcan de
la métaphore par laquelle il s’énonce :
L’univers m’embarrasse ; et je ne puis songer
Que cette horloge existe et n’ait pas d’horloger.
(Voltaire)
Cet homme fait dieu puis créateur — dès
la Renaissance du XIIème s. — verrait aujourd’hui encore une origine
chaotique du monde, sans plus concevoir qu’il eût été possible que son
« observation » fût dirigée, à tout hasard, par Hésiode et la Genèse,
et la macération d’un monde duquel ils n’ont jamais rien dit : celui des
mots.
On ne saurait taxer Aristote d’un si
grossier oubli... et si l’on reconnaît, certes nous le faisons, du génie à nos
époques, il doit être vu à l’éclairage de son propre discours, et de ceux qui
le précèdent !
II.
Deux types de mouvement selon la matière
Aristote divise le monde en monde supra-lunaire et en monde sublunaire. Au premier la
substance sensible incorruptible, au second la substance sensible corruptible.
En voici respectivement les
caractères :
Le mouvement est déterminé par la matière.
Voyons d’abord comment Aristote conçoit la relation du mouvement au changement.
1. Changement et mouvement
Tous ces changements ont pour limite
les contraires, sauf la translation circulaire.
En
effet, tous les corps, sans exception, sont en repos ou en mouvement, soit par
force, soit naturellement. Ils sont naturellement portés vers le lieu où ils
demeurent, sans violence ; et le lieu vers lequel ils sont portés
naturellement est aussi le lieu où ils restent en repos.
TC,
I-8, 276a23-25
2. Les quatre éléments
Les quatre éléments sublunaires (terre,
eau, air, feu), possèdent un mouvement qui leur est propre, dirigé soit vers la
bas, soit vers le haut (mouvement
rectiligne). Ils le donne au composé s’ils y prédominent, ce qui fera un mouvement mixte (TC, I-2). Le mouvement rectiligne, simple ou mixte, est imparfait
puisqu’il relève de la ligne droite, infinie. Parmi les éléments, deux
s’éloignent du centre, le feu et l’air ; deux y tendent, la terre et
l’eau. Ces quatre éléments sont deux couples de contraires, l’un pesant,
l’autre léger, relativement à un
autre : l’eau sera pesante par rapport à l’air, légère par rapport à la
terre.
3. L’éther
L’éther fait un mouvement circulaire, parfait en soi puisqu’il ne s’éloigne ni se
rapproche du centre (équidistant). Il n’a aucun contraire, mais reste fini, et
le ciel. Terre et ciel sont respectivement centre et circonférence, et les
planètes d’éther n’ont de mouvement que celui du système entier. Ce mouvement
est antérieur à l’autre, comme l’est le parfait à l’imparfait (la ligne
infinie). Il n’aura ni pesanteur ni
légèreté (sinon il ne saurait être équidistant du centre), caractère des
éléments du mouvement rectiligne.
Cet
élément solitaire est impérissable — incréé — et ne connaît pas les autres
formes de changement puisqu’il n’a aucun contraire.
Tous
les corps naturel et les grandeurs sont, disons-nous, mobiles par soi selon le
lieu, car nous affirmons que la nature est, pour ces corps et ces grandeurs, un
principe de mouvement. (TC, 268b14-16)
III.
Le ciel, ou monde supra-lunaire : mouvement circulaire, unité, perfection
1. L’impossibilité d’un corps
infini et l’unité du ciel
Le
ciel accomplit sa marche tout entière et sa révolution circulaire dans un temps
fini. (TC, I-5)
Un corps est soit simple soit composé.
Si le corps simple est fini, le
composé le sera aussi.
Il faut donc savoir si un corps simple
peut être infini.
Selon la tradition de la pensée
grecque visant à réduire l’άπειρον
(l’infini) à la finitude synonyme de perfection, celui-là ne saurait être selon
un argument logique : il ne peut avoir ni milieu supposant des points
limites — ne se mouvoir circulairement — ni se mouvoir en ligne droite,
supposant alors un autre espace infini. De plus, pour se mouvoir il devrait
soit y avoir un être qui le meuve, infini lui aussi, soit qu’il se meuve
lui-même : il serait alors animé, un animal infini. Encore, tout mouvement
suppose un lieu, et ce dernier un milieu et donc des extrémités ; le haut
et bas, exprimés par le léger et le lourd, n’auraient aucun sens.
Après avoir déterminé tout élément
comme fini, et qu’à l’infini il ne peut y avoir de mouvement, Aristote se
demande si l’univers peut être assez vaste pour contenir plusieurs ciels. Il
commence par apporter la preuve qu’il n’y a qu’un seul ciel par la nature des éléments :
Toutes
les parties sont identiques sous le rapport de l’espèce ; et ce n’est que
numériquement que chacune est différente de toute autre, quelle qu’elle soit.
En d’autres termes, par exemple, la
terre est partout de la terre. Aristote poursuit :
Je
veux dire par là que, si des parties du monde où nous sommes sont entre elles
dans un certain rapport réciproque, les parties d’un autre monde seront aussi
dans le même rapport. (TC, I-8)
Les parties sont donc analogues. Or le
mouvement se dirige non vers des lieux de même espèce et numériquement multiples
(autrement le mouvement serait indifféremment à l’une ou l’autre partie de
l’univers), mais vers un seul lieu de même espèce.
Quant au ciel, il faut savoir s’il est
un ou multiple (TC, I-9). Aristote va
au-devant d’une objection : selon que l’on veuille définir la sphère ou la
sphère d’or, on prendra en compte respectivement la forme et l’espèce (pour
l’essence de la sphère) ou la matière. Or, les choses visibles (les individus
pluriels sous une forme et espèce), dont le ciel, sont nécessairement dans la
matière et multiples. Par conséquent il peut y avoir plusieurs ciels.
Cependant, il en va pour le ciel comme pour un camus qui renfermerait toute la
chair, et il faut prouver que le ciel renferme toute la matière, en disant
qu’aucun corps ne saurait se trouver en-dehors.
2. Autres caractères
Le ciel est incréé et impérissable,
éternellement mobile (II-2), sphérique (II-4). La mobilité se fait avec les
étoiles (II-8), attachées aux cercles du ciel.
IV.
La terre, ou monde sublunaire : centralité, fixité, sphéricité
Pourquoi appelle-t-on la terre
« terre » ? En grec, en latin et en français de surcroît, elle
entretient une relation avec la matière. C’est cette matière qui vient
supporter les autres, l’eau en particulier.
Concernant sa position, les Pythagoriciens la disent tourner autour d’un centre,
d’autres la font être en repos et reposer sur l’eau ou sur l’air, Platon la dit
au centre tournant sur elle-même, etc. Concernant sa forme, les opinions divergent (II-13) : les uns la disent sphérique,
les autres plane, comme Anaximène, Anaxagore et Démocrite.
Revenons maintenant sur la double
acception du terme.
Le
lieu où se porte une des parties quelconques de la terre doit aussi être le
lieu où la terre doit se porter tout entière, et le point ou un corps se dirige
naturellement est aussi le point où ce corps reste en repos et immobile. (II-8)
En outre, le mouvement de la terre est
rectiligne, et plus précisément il se fait vers le centre, indirectement celui de la terre, directement celui du
monde. Et puisque la terre (matière prise comme partie) est portée vers ce
centre, « à plus forte raison encore la terre entière ne peut-elle pas s’en éloigner ; car là où va naturellement
une partie d’un corps, là aussi va le corps tout entier. » (II-14). Elle
est nécessairement sphérique, « car
chacune de ses parties ont de la pesanteur jusqu’au centre, » puisqu’on le
voit sur l’ombre de la lune et sur les astres dans le ciel : un léger
déplacement change le cercle de l’horizon, ce qui en plus montre que la terre
est relativement petite.
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Résumé |
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