Leçon 12 : la politique



Dans ce document, nous avons choisi de nous concentrer sur l’étude de la démocratie et du « gouvernement constitutionnel ».


Exposé du problème


§1. La place de la démocratie dans Les Politiques d’Aristote relève un défi d’interprétation principalement causé par la relation de la démocratie avec le gouvernement constitutionnel. En effet, ce dernier suscite beaucoup de problèmes du fait de la difficulté à traduire le mot Πολιτεία, signifiant à la fois le genre (constitution) et l’espèce (Sidgwick, 143), c’est-à-dire une forme particulière de constitution :


ταν δ τ πλθος πρς τ κοινν πολιτεηται συμφρον, καλεται τ κοινν νομα πασν τν πολιτειν, πολιτεα.
Quand la multitude gouverne en vue de l’intérêt commun, il s’appelle [ce gouvernement] selon le nom de toutes les constitutions, « gouvernement constitutionnel » (1279a36-38).


§2. Mais il semble clair qu’à partir de 1279a30 (III, 7), les deux formes sont distinguées par l’agencement entre les constitutions ορθαί (droites) et παρεκβάσεις (déviées), le gouvernement constitutionnel étant une forme droite et la démocratie une forme déviée (1279b5-10).

§3. Cependant, cette distinction particulière s’inscrit dans un cadre conceptuel plus large qui comprend des schèmes de classification des six formes de constitutions. Celles-ci sont arrangées dans un rapport symétrique réclamant une proximité entre la démocratie et la « timocratie », ou gouvernement constitutionnel (E.N. 1160a30-1160b20, Pol. 1289b1-5), car ces deux formes sont respectivement la meilleure des pires (déviées) et la pire des meilleures (droites). Comme le précise Sidgwick, « The principle of arrangement in each triad is prima facie the number of those who hold supreme power » (p.141 ; notons cependant que le nombre est pour Aristote non déterminant a priori, puisqu’il s’accorde avec les faits par accident — 1279b35-40 et 1290b1-4).

Ces formes sont arrangées comme suit :



§4. D’un autre cote, et cela dans le domaine « réaliste », qui favorise la stabilité et non l’excellence absolue de la constitution (Rowe, 168), « il y a principalement deux constitutions » (1290a13-20), la démocratie et l’oligarchie, dont le gouvernement constitutionnel et l’aristocratie sont posés comme leurs espèces respectives, tout comme le zéphyr est espèce des borées. Ainsi, un nouveau schème semble être établi comme suit :



Et a première vue, ces deux schèmes divergent.


Le juste milieu (IV, 9)


§4.1. Il est traditionnel de la pensée grecque que l’apeiron est une idée que l’on doit réduire, et nous savons combien Aristote recule devant la régression à l’infini. Et quand même l’excès s’inscrit dans une limite, le « juste milieu » (1294b15-20, 1296b5-10, 1309b20, 1342b15-16) et la mesure sont les meilleurs (1296b4-5).

§4.2. La symétrie du schème de III, 7 et de E.N. VIII, 12 (§3 ci-dessus) prend comme principe le nombre des dirigeants, alors qu’aux livres IV-VI, le τέλος « réaliste » de la constitution – la stabilité – (Cf. 1297a7-8, 1302a16, 1307a15) devient également un principe : le juste milieu.
Dès lors, la relation entre ces deux principes est-elle substitutive ou combinatoire ? Et dans ce dernier cas, pourra-t-on intégrer les deux schèmes en un seul ?


Distances proportionnelles et juste milieu


§5. Les constitutions droites sont toutes plus proches du juste milieu que les constitutions déviées. Toutes les constitutions maintiennent des distances proportionnelles avec leurs déviations respectives et avec le juste milieu. Par exemple, l’oligarchie sera plus éloignée de l’aristocratie, alors que la démocratie est plus proche du gouvernement constitutionnel (1289b4). Et la référence de ces distances est le juste milieu (1296b5-10), pose comme le mélange parfait entre l’oligarchie et la démocratie (1294b15-17, 1307a6-15). Par exemple, l’aristocratie est plus éloignée du juste milieu que le gouvernement constitutionnel (cf. 1307a6-17), bien que ces formes peuvent varier (cf. 1309b30-35).
On obtiendrait ainsi un schème comme suit :



Ce schème semble être confirmé par le fait que les deux constitutions qui durent le moins longtemps (ou : les moins stables) sont l’oligarchie et la tyrannie, c’est-à-dire celles qui sont le plus éloignées du juste milieu (V, 12, 1315b11-13). Ici, la tyrannie serait l’opposée du juste milieu.


Démocratie et Gouvernement Constitutionnel


§6. Malgré cela, il nous reste maintenant la difficulté de savoir comment Aristote concevait la relation entre le gouvernement constitutionnel et la démocratie : ce premier est-il le juste milieu ou penche-t-il vers la démocratie? Et celle-ci peut-elle se confondre avec lui?


Plan d’analyse ici


§7. Une fois la démocratie brièvement définie (I, §§8-10), il va falloir nous pencher sur le schème réconciliant celui de III, 7 et celui des livres empiriques, c’est-à-dire réconciliant la symétrie relative au nombre des dirigeants avec les distances que toutes constitutions, droites et déviées, peut entretenir avec le juste milieu, expression par excellence de la stabilité politique (II). Enfin, nous examinerons les formes propres à la démocratie (III).


I. Définitions et principes de la démocratie


Nombre, modestie, liberté


§8. (III, 8) Dans une première approche de définition, Aristote mentionne une divergence possible entre le nombre de gens souverains et leur condition économique. En effet, si on prend la modestie pour définir la démocratie, que se passe-t-il quand les gens modestes sont minoritaires ? Ce problème théorique est, cependant, résolu dans les faits : « partout les gens aises sont en petit nombre et les gens modestes en grand nombre » (1279b35-39 et 1290b1-4). Ce chapitre, qui suit III, 7, exemplifie le principe du nombre de dirigeants et ne réussit que partiellement à définir la démocratie.

§9. (IV, 4) Ainsi, le nombre (la masse) ne doit pas être considéré comme un attribut essentiel de la démocratie, mais plutôt accidentel (1290b1-4). Aristote introduit un autre critère spécifique à la démocratie, la liberté, qui est l’hypothesis de la démocratie (1317a40), quand pour l’aristocratie c’est l’excellence, et pour l’oligarchie la richesse (1294a10-13). Encore plus loin (1310a30), on nous dit que la souveraineté de la masse et la liberté définissent la démocratie. Ce nouveau principe est celui qui a été déduit à partir du principe classificatoire du juste milieu (§§.4, 4.1-2, 5 ci-dessus).


Tous décident et jugent de tout


§10. (IV, 14, 15) Une combinatoire commune à toutes les formes de constitutions est exposée au chapitre 15 (1300a13-32). Dans un régime démocratique, tous les citoyens nomment tous les magistrats, soit par élection, soit par tirage au sort (1300a33-34), et cela est une des formes de la liberté, c’est-à-dire être tour à tour gouverné et gouvernant (1317b1-5).


II. Le positionnement de la démocratie dans le schème d’Aristote


§11. Les deux principes gouvernant les schèmes généraux de classification des constitutions ont été traités aux paragraphes 2 à 4.2 dans l’introduction (notamment la distinction réaliste (livres IV-VI) – utopique (livres VII-VIII), qui est en grande partie arbitraire). Le problème que nous tenterons d’exposer le plus complètement possible est celui de l’hésitation d’Aristote à assimiler le gouvernement constitutionnel au juste milieu ou a le rapprocher de la démocratie (cf. §6 ci-dessus).


Le gouvernement constitutionnel penche vers la démocratie


§12. Trois corrélations peuvent être entendues, comme le notent Sidgwick et Newman: la langue grecque, le Politique de Platon, et le point de vue idiosyncratique d’Aristote (« Aristotle inherits from the Politicus of Plato and from the common use of the Greek language the view that Polity is akin to Democracy, and that this view is not consistent with his other view, that it is midway between, and a combination of, Oligarchy and Democracy. » Newman, pp. 289 et 292). Dans le Politique de Platon, la démocratie est double selon sa concordance ou sa discordance avec la loi. Il serait donc légitime de se demander si la démocratie selon la loi du Politique de Platon est la même que le gouvernement constitutionnel et/ou les démocraties selon la loi d’Aristote, ce qui pourrait également nous mettre sur la voie d’une éventuelle équivalence entre le gouvernement constitutionnel et une forme particulière de démocratie. Cependant, restons-en ici au fait qu’Aristote eût été influencé par le Politique de Platon en rapprochant le gouvernement constitutionnel de la démocratie.

§13. Le préjugé de la langue grecque est mentionné dans IV, 13, 1297b24 : les démocraties de jadis sont maintenant appelées gouvernements constitutionnels. Nous avons plusieurs passages, outre celui-ci, qui considèrent le gouvernement constitutionnel comme penchant vers la démocratie (IV, 8, 1293b34-37 et V, 7, 1307a15-17). Le « mais » de la traduction (1293b35) est particulièrement signifiant pour comprendre le problème: s’il est adjonctif, cela implique nécessairement que le mélange, qui caractérise le gouvernement constitutionnel, n’est pas « heureux », mais quil penche vers la démocratie. Mais s’il est disjonctif par rapport au « mélange doligarchie et de démocratie », cela peut impliquer que ce mélange soit le mélange heureux (1294b36), ou juste milieu.


Le gouvernement constitutionnel est le juste milieu entre oligarchie et démocratie


§14. Dans son analyse du gouvernement constitutionnel, Aristote le comprend comme combinant des procédés (lois, règles de participation à l’assemblée...) de régimes oligarchiques et démocratiques (1294a36-b14). Et quand ce mélange est « bon » (καλς, 1294b17), on obtient le juste milieu qui donne à la constitution une stabilité par excellence.


La démocratie est plus stable que l’oligarchie


§15. Mais ce procédé (§14) semble traduire un mélange entre deux extrêmes, les gens très aisés et les gens très modestes (1295b1-3), alors qu’une autre solution plus idéale encore serait qu’il n’y ait que des classes moyennes. Dans les faits, c’est la grandeur du rapport entre les classes moyennes et les extrêmes (riches et pauvres) qui détermine la meilleure communauté politique (IV, 11, 1295b35-39). Et c’est grâce à ces classes moyennes plus nombreuses dans les démocraties que celles-ci sont plus stables que les oligarchies (1296a13-17). On retrouve ceci sur le schème (§5) : la démocratie est en effet plus proche du juste milieu, et donc plus stable, que l’oligarchie. Nous avons donc trois prémisses ici :
- le gouvernement constitutionnel est le juste milieu (1294a36-b14).
- le gouvernement constitutionnel penche vers la démocratie (1293b34-37 et 1307a15-
17).
- la démocratie est plus stable que l’oligarchie (1296a13-17).


Le centre d’homothétie : δ ρχ λγεται μισυ εναι παντς (1303b29) (« le début est la moitié du tout »)


§16. Ainsi, comme la démocratie est plus proche que ne l’est l’oligarchie du gouvernement constitutionnel, si équivalent au juste milieu, cela exclu que le gouvernement constitutionnel soit un centre (ou juste milieu) de symétrie, c’est-à-dire à égale distance entre l’oligarchie et la démocratie, mais semble être plutôt un centre d’homothétie. Dans ce cas, la distance démocratie-gouvernement constitutionnel est inférieure à la distance oligarchie-aristocratie, et il importe peu de savoir si le gouvernement constitutionnel est le juste milieu ou la forme de constitution la plus proche du juste milieu. Dans les deux cas, la distance par rapport au juste milieu est inferieure pour la démocratie et supérieure pour l’oligarchie (1296a14), le rapport homothétique pouvant être double (cf. peut-être 1302a8-13). De la même manière, la distance par rapport au juste milieu est inférieure pour le gouvernement constitutionnel et supérieure pour l’aristocratie (1307a13-15) (voir schéma §5). On a donc un rapport très explicite entre 1296a14 et 1307a13-15, c’est-à-dire entre deux formes déviées et droites respectives, quant à leur stabilité. Cette vision semble réconcilier le fait que le gouvernement constitutionnel puisse être à la fois juste milieu et pencher vers la démocratie (plus que vers l’oligarchie).

§17. Nous allons maintenant tenter de montrer que les formes de la démocratie peuvent confirmer cette approche, dans le sens où une forme de démocratie est probablement équivalente au gouvernement constitutionnel, et cela même si ce dernier est un juste milieu.


III) Formes et histoire de la démocratie


§18. Quatre formes de démocraties sont exposées dans le chapitre 6 du livre IV, et correspondent à quatre périodes historiques qu’a traversées l’Athenaion politeia (Chambers, pp. 20-36. Lintott, pp. 120, 123 et 125).

§19. Dans les Politiques, la première forme de démocratie est la démocratie agricole (1292b25-34), et correspond aux changements attribues a Solon (devenu Archonte en 594 avant J.-C.), qui mélangea harmonieusement des éléments dans la constitution — 1273b35 ss. — (maintien de l’Aréopage et des magistrats élus, les Archontes, élargissement de la franchise de l’Ecclésia, fondation du Boulê de 400 membres – 100 par tribus – et de tribunaux populaires). Cette forme est la meilleure (1318b9-10).

§20. Une autre forme – la suivante chronologiquement – (1292b35-38) est celle où ceux qui participent au pouvoir sont de naissance irréprochable et ont le loisir d’y participer. Elle correspondrait aux réformes entreprises par Clisthène en 508 (divisa chaque tribu en dix, augmenta le pouvoir du Boule, qui dès lors définissait l’ordre du jour de l’Ecclésia).

§21. Dans la troisième forme (1292b39-40), tous peuvent participer au pouvoir s’ils sont libres. Elle correspond à la domination de l’Aréopage (479-462) qui suivit la fin des Guerres Médiques.

§22. La dernière forme (1292a1-11) est différente des trois autres car la loi ne gouverne plus, mais la masse, d’une manière despotique. Cette forme semble avoir été engendrée par les reformes de Périclès et d’Ephialtès (changements en grande partie liés à l’octroi de compensation financière pour la participation à la vie politique et judiciaire). Elle est pour Aristote la plus éloignée du juste milieu (1296b7-8 et 1305a28).

§23.


που δ κα συμβανει τν χραν τν θσιν χειν τοιατην στε τν χραν πολ τς πλεως πηρτσθαι, ρδιον κα δημοκραταν ποιεσθαι χρηστν και πολιτεαν·
Là où il arrive que l’étendue de la terre est telle qu’elle soit séparée de la ville, il est aisé de faire une bonne démocratie et un bon gouvernement constitutionnel (1319a32-35).


Enfin, il est à noter que si dans ce passage πολιτεα est traduit par gouvernement constitutionnel, alors la meilleure forme de démocratie (vraisemblablement la première, celle que Solon a établie) est un gouvernement constitutionnel, qui, rappelons-le, est une moyenne parfaite entre les excès de l’oligarchie et de la démocratie. Et en conjonction avec le §16, nous pouvons dire qu’il est probable que cette forme de démocratie soit le mesoi des livres IV-VI, ou gouvernement constitutionnel.


Conclusion


§24. Comme nous avons tenté de le mettre en lumière, il n’y a pas une seule forme de démocratie pour Aristote, mais plusieurs. S’il en est ainsi principalement car il y a plusieurs sortes de peuples, ce n’est pas relativement au nombre mais par rapport au mesoi qu’Aristote va juger de cette diversité.

§25. Ainsi, la distinction entre formes droites et déviées semble être contredite par le fait qu’une démocratie puisse être droite, par sa proximité ou sa réunion avec le juste milieu. Mais même si les schèmes du nombre (III, 7) et du mesoi (IV) peuvent s’unir, il ne convient probablement pas d’employer les termes de droit et dévié pour l’étude exclusive de la démocratie et de l’oligarchie.


BIBLIOGRAPHIE

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Aristote, Ethique a Nicomaque, traduction et présentation par R. Bodeus, GF Flammarion, 2004.
Aristotelis Opera, Ex Recensione Immanuelis Bekkeri, Berolini apud W. De Gruyter et Socios, Berlin, MCMLX, pp. 1252-1342.
M. Chambers, Aristotle’s Forms of Democracy, in « Transactions and Proceedings of the American Philological Association » 92, 1961, pp. 20-36.
T. Lindsay, Aristotle’s Qualified Defense of Democracy through "Political Mixing", Journal of Politics 54, pp. 101-119.
A. Lintott, Aristotle and Democracy, Classical Quarterly, 1992, pp. 114-128.
C.J. Rowe, Aims and Methods in Aristotle’s Politics, Classical Quarterly 27, 1975.
W. L. Newman, Aristotle’s Classification of Forms of Government, The Classical Review, 1892, pp. 289-293.
H. Sidgwick, Aristotle’s Classification of Forms of Government, The Classical Review, April 1892, pp. 141-144.




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