Leçon 4 : l'acte et la puissance


Il se peut qu’un être qui a le pouvoir de marcher ne marche pas ; qu’un être marche, qui a le pouvoir de ne pas marcher. Je dis qu’une chose est possible lorsque son passage de la puissance à l’acte, n’entraîne aucune impossibilité. (Mét. Θ, 3)


I. La physique (devenir et mouvement)


1. L’être et la catégorie (genres les plus généraux de l’être)


La distinction entre acte et puissance recoupe, chez Aristote, plusieurs domaines et aide à construire une image systématique de la pensée du philosophe. Aussi quand nous étudions l’antique, n’oublions jamais l’historicité de la pensée, et qu’Aristote se fonde sur la rupture ancestrale de l’être et du non-être : nulle place pour le devenir ni l’une de ses espèces, le mouvement.

Or la Physique, science rétablie par le Stagirite, pour pouvoir étudier ces notions devra s’étayer sur certaines distinctions, dont celle de l’acte et de la puissance, et en dernier recours une notion fondamentale traversant toute l’Antiquité, l’être.


§ 12. L’être vient de l’être absolument de la même manière que si l’on disait que de l’animal vient l’animal, aussi bien que de tel animal particulier vient tel animal particulier aussi ; et par exemple, si l’on disait qu’un chien vient d’un cheval. Le chien alors pourrait venir non seulement d’un certain animal, mais encore de l’animal en général ; mais ce ne serait pas en tant qu’animal qu’il en viendrait, puisqu’il est déjà animal lui-même. Quand un animal doit devenir animal autrement que par accident, ce n’est pas de l’animal en général qu’il vient ; et si c’est d’un être réel qu’il s’agit, il ne viendra ni de l’être ni du non-être ; car nous avons expliqué qu’on ne peut comprendre cette expression, venir du non-être, qu’en tant que la chose n’est pas ce qu’elle devient.
§ 13. De cette façon, nous ne détruisons pas ce principe que toute chose doit être ou n’être pas.
Physique, Livre I, 9


L’on voit ici comment Aristote combine la vision des philosophes avant lui avec l’étude du devenir, mise à mal chez Platon. Le livre III de la Physique, qui aborde le mouvement, nous éclaire davantage : tout changement l’est d’un être, qui change selon la substance, la qualité, la quantité et la relation, et cela de deux façons : forme et privation pour la substance, complétude et incomplétude pour la quantité, etc.


§ 6. Par conséquent, il y a autant de genres de mouvement et de changement qu’il y a de genres de l’être. (chap. 1)


L’acte et la puissance sont une des quatre acceptions de l’être, et il faut comprendre que le changement de l’être, ou l’être en changement, n’est pas le changement lui-même.

Celui-ci se défini ainsi : il est l’acte — l’entéléchie — de ce [l’être] qui en puissance peut agir et souffrir, en tant qu’il est ce qu’il est.


§ 6. [...] l’acte ou entéléchie, c’est-à-dire la réalisation de l’être qui était en puissance, selon ce qu’est cet être, c’est le mouvement. § 8. Ainsi l’altération est le mouvement de l’être altéré en tant qu’altéré. (chap. 1)

Le mouvement, en effet, semble être l’acte par excellence. C’est pourquoi on n’attribue point le mouvement à ce qui n’est pas. (Mét. Θ, 3)


On a ainsi l’acte de la construction qui disparaît quand apparaît le construit ; ce que la Scholastique appellera un « acte permanent », dont se distinguera l’infini au chapitre 8 : comme le jour, qui peut être vu sous le point de vue de la puissance quand voilà la nuit, ou de la puissance comme il s’écoule entre ses bornes, l’infini est une puissance permanente.


§ 7. Et ce qui fait qu’il est impossible de le connaître en tant qu’infini, c’est que la matière n’a pas de forme. (chap. 10)


2. Matière, forme et cause


§ 9. D’ailleurs, parmi les quatre espèces de causes admises par nous, il est clair que l’infini n’est cause que comme matière. (chap. 11)

De même aussi la matière proprement dite est une puissance, parce qu’elle est susceptible de recevoir une forme ; lorsqu’elle est en acte, alors elle possède la forme. (Mét. Θ, 8)


Aristote ne reproche aux anciens philosophes que d’avoir cru l’infini le contenant, tout en le disant matière ou analogue, sans voir que seule la forme contient. Le trait de génie revient à associer nos notions avec celles de matière et de forme, à voir que la forme est quelque chose de bien mieux réalisé que la matière. Par exemple, au livre IV :


§ 9. [...] c’est là précisément le rapport de l’air à l’eau ; l’eau est, on peut dire, la matière, tandis que l’air est la forme ; l’eau est la matière de l’air ; et l’air est en quelque sorte l’acte de l’eau, puisqu’en puissance l’eau est de l’air, et que l’air lui-même à un autre point de vue est de l’eau en puissance. (chap. 7)


II. La métaphysique (l’être en tant qu’être)


Au-delà de la Physique, il nous faut maintenant passer à la métaphysique, pour une raison plus importante que celle qu’elle nous offre une excellente définition de la puissance, reprenant l’acception du livre Δ :


La puissance, de même que l’acte s’applique à d’autres êtres que ceux qui sont susceptibles de mouvement. [...] Les puissances peuvent être rapportées à un même genre ; toutes elles sont des principes, et se rattachent à un pouvoir premier et unique, celui du changement résidant dans un autre être en tant qu’autre. (Θ, I)

Pouvoir ou Puissance s’entend du principe du mouvement ou du changement placé dans un autre être, ou dans le même être, mais en tant qu’autre. Ainsi, le pouvoir de bâtir ne se trouve point dans ce qui est bâti ; le pouvoir de guérir, au contraire, peut se trouver dans l’être qui est guéri, mais non pas en tant que guéri. (Δ, 12)


En effet, tout n’a pas de mouvement : l’acte pur. Aristote réitère qu’acte et formes sont analogues :


La quiddité [ce qu’exprime la définition] n’appartient, de toute façon, qu’à la forme et à l’acte. (H, 3)


L’essentiel, encore une fois, est le point de vue, dirigé en partie par les acceptions des mots, que l’on adopte pour l’être, et c’est ainsi que la puissance excède le seul mouvement de la Physique :


Puissant ne s’entend pas seulement de ce qui a la propriété de mouvoir une autre chose, ou de recevoir d’elle le mouvement, mouvement proprement dit, ou mouvement de telle ou telle nature, mais qu’il a encore d’autres significations : nous déterminerons ces significations dans le cours de cette recherche. L’acte est, pour un objet, l’état opposé à la puissance : nous disons, par exemple, que l’Hermès est en puissance dans le bois ; que la moitié de la ligne est en puissance dans la ligne entière, parce qu’elle pourrait en être tirée. On donne aussi le nom de savant en puissance même à celui qui n’étudie pas, s’il a la faculté d’étudier. (Θ, 6)


L’acte, prenez l’exemple de l’Hermès, révèle la puissance qui, associée à la matière, ne sera jamais pure indétermination comme la matière première, bien que matière et puissance soient en général coextensives : la matière est susceptible, puisque indéterminée, de faire revêtir à la substance l’un ou l’autre contraire ; en elle-même elle est indifférente à l’un des termes de la contrariété, et son devenir sera la forme.


Acte ne s’entend pas toujours de la même manière, si ce n’est par analogie ; on dit : tel objet est dans tel autre ou relatif à tel autre ; on dit aussi : tel objet est en acte dans tel autre, ou relativement à tel autre. Car l’acte signifie tantôt le mouvement relativement à la puissance, tantôt l’essence relativement à une certaine matière. La puissance et l’acte, pour l’infini, le vide, et tous les êtres de ce genre, s’entendent d’une autre manière que pour la plupart des autres êtres, tels que ce qui voit, ce qui marche, ce qui est vu. Dans ces derniers cas, l’affirmation de l’existence peut être vraie soit absolument, soit dans telle circonstance donnée. Visible se dit ou de ce qui est vu réellement, ou de ce qui peut être vu. (Θ, 6)


Dans une certaine mesure, Aristote est philosophe de l’opportunité : si rien ne s’oppose à l’actualisation, et si ses conditions sont réunies, l’être pourra être en puissance, sauf pour les infinis — espace, nombre, temps. Souvent, il faudra également l’action d’un autre principe, un autre intermédiaire. Ainsi la semence ne sera être en puissance que lorsqu’elle aura été déposée dans un autre être (femelle, terre) ; la terre doit être d’abord airain pour être statue en puissance.

La plupart des êtres sont des composés de forme et de matière, d’acte et de puissance. Quand tel est le cas, l’on nommera la matière prochaine avec un génitif, par exemple coffret de bois, bois de terre, etc.

C’est enfin en Θ 8 que l’on lit que l’acte est antérieur à la puissance :


La matière, la semence, la faculté de voir, sont antérieures, sous le rapport du temps, à cet homme qui est actuellement en acte, au froment, au cheval, à la vision ; elles sont, en puissance, l’homme, le froment, la vision, mais elles ne les sont pas en acte. Ces puissances viennent elles-mêmes d’autres êtres, lesquels sous le rapport du temps sont en acte antérieurement à elles ; car il faut toujours que l’acte provienne de la puissance, par l’action d’un être qui existe en acte : ainsi, l’homme vient de l’homme, le musicien se forme sous le musicien; il y a toujours un premier moteur, et le premier moteur existe déjà en acte.


III. Elargissement


On sait les ravages d’une interprétation grammairienne des catégories, outre l’anachronisme impliqué puisque la grammaire est postérieure à Aristote, puisqu’elle détruit la semence qu’Aristote a posé dans nos esprits : le point de vue. Aussi la catégorie grammaticale est bien moins affaire de perspective que les catégories philosophiques, qui font que l’on peut voir un être tantôt selon la qualité, tantôt selon la quantité, etc.

Cependant, en faisant là germer la semence, il est tolérable de faire grandir cette perspective en l’associant aux préceptes de la grammaire.

Nous pourrions ainsi dire que la distinction puissance/acte correspondrait à la distinction nom-adjectif/participe passé avec celle de infinitif-participe/indicatif. Le nom et l’adjectif (construction-constructible, guérison-guérissable) reprennent la puissance, outre que le verbe soit potentiellement actualisable en tant que forme conjuguée et/ou dans un énoncé (indicatif). La saisie terminale du procès qu’opère le participe passé reprend l’acte (construit, guéri).

Ainsi l’on peut distinguer entre l’action immanente relevant d’une praxis, de l’action transitive, poiesis : dans le premier cas, l’acte est achevé à chaque moment (on vit et on a vécu) ; dans le second, l’action est distincte de l’acte (en même temps, on ne peut guérir et avoir été guéri).



Toutes [l]es causes sont ou en acte, ou en puissance. Mais il y a cette différence entre elles, que les causes en acte, ainsi que les causes particulière, commencent et finissent en même temps que les effets qu’elles produisent : ce médecin, par exemple, n’est guérissant qu’autant qu’il traite ce malade ; et cet architecte n’est construisant qu’autant qu’il construit cette maison. Il n’en est pas toujours ainsi des causes en puissance ; la maison et l’architecte ne périssent pas en même temps.
Mét. Δ, 2, 1014a20-25

La priorité et la postériorité se rapportent à la puissance et à l’acte. Ce qui est en puissance est antérieur; ce qui est en acte, postérieur. Ainsi, en puissance, la moitié de la ligne est antérieure à la ligne entière, la partie est antérieure au tout ; la matière à l’essence. Mais en acte, les parties sont postérieures au tout ; car c’est après la dissolution du tout qu’elles sont en acte.
Mét. Δ, 11, 1019a6-11


L’acte aussi est un but ; et la puissance est en vue de ce but. En effet, les animaux ne voient pas pour avoir la vue, mais ils ont la vue pour voir ; de même on possède l’art de bâtir pour bâtir, la science spéculative pour s’élever à la spéculation.
Mét. Θ, 8


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