Il se peut qu’un être qui a le pouvoir de
marcher ne marche pas ; qu’un être marche, qui a le pouvoir de ne pas marcher. Je
dis qu’une chose est possible lorsque son passage de la puissance à l’acte, n’entraîne
aucune impossibilité. (Mét. Θ, 3)
I. La
physique (devenir et mouvement)
1. L’être et la catégorie (genres les plus
généraux de l’être)
La distinction entre acte et puissance recoupe,
chez Aristote, plusieurs domaines et aide à construire une image systématique
de la pensée du philosophe. Aussi quand nous étudions l’antique, n’oublions jamais
l’historicité de la pensée, et qu’Aristote se fonde sur la rupture ancestrale de
l’être et du non-être : nulle place pour le devenir ni l’une de ses
espèces, le mouvement.
Or la Physique, science rétablie par le Stagirite,
pour pouvoir étudier ces notions devra s’étayer sur certaines distinctions,
dont celle de l’acte et de la puissance, et en dernier recours une notion
fondamentale traversant toute l’Antiquité, l’être.
§ 12. L’être vient de l’être absolument de la même
manière que si l’on disait que de l’animal vient l’animal, aussi bien que de
tel animal particulier vient tel animal particulier aussi ; et par exemple, si
l’on disait qu’un chien vient d’un cheval. Le chien alors pourrait venir non
seulement d’un certain animal, mais encore de l’animal en général ; mais ce ne
serait pas en tant qu’animal qu’il en viendrait, puisqu’il est déjà animal
lui-même. Quand un animal doit devenir animal autrement que par accident, ce n’est
pas de l’animal en général qu’il vient ; et si c’est d’un être réel qu’il s’agit,
il ne viendra ni de l’être ni du non-être ; car nous avons expliqué qu’on ne
peut comprendre cette expression, venir du non-être, qu’en tant que la chose n’est
pas ce qu’elle devient.
§ 13. De cette façon, nous ne détruisons pas ce
principe que toute chose doit être ou n’être pas.
Physique, Livre
I, 9
L’on voit ici comment Aristote combine la
vision des philosophes avant lui avec l’étude du devenir, mise à mal chez
Platon. Le livre III de la Physique, qui aborde le mouvement, nous éclaire
davantage : tout changement l’est d’un
être, qui change selon la substance, la qualité, la quantité et
la relation, et cela de deux
façons : forme et privation pour la substance, complétude et incomplétude
pour la quantité, etc.
§ 6. Par conséquent, il y a autant de genres de mouvement
et de changement qu’il y a de genres de l’être. (chap. 1)
L’acte et la puissance sont une des quatre acceptions de l’être, et
il faut comprendre que le changement de l’être, ou l’être en changement, n’est
pas le changement lui-même.
Celui-ci se défini ainsi : il est l’acte —
l’entéléchie — de ce [l’être] qui en puissance peut agir et souffrir, en tant
qu’il est ce qu’il est.
§ 6. [...] l’acte ou entéléchie, c’est-à-dire la réalisation de l’être qui
était en puissance, selon ce qu’est cet être, c’est le mouvement. § 8. Ainsi l’altération
est le mouvement de l’être altéré en tant qu’altéré. (chap. 1)
Le mouvement, en effet, semble être l’acte par
excellence. C’est pourquoi on n’attribue point le mouvement à ce qui n’est pas.
(Mét. Θ, 3)
On a ainsi l’acte de la construction qui
disparaît quand apparaît le construit ; ce que la Scholastique appellera
un « acte permanent »,
dont se distinguera l’infini au chapitre 8 : comme le jour, qui peut être vu
sous le point de vue de la puissance quand voilà la nuit, ou de la puissance
comme il s’écoule entre ses bornes, l’infini est une puissance permanente.
§ 7. Et ce qui fait qu’il est impossible de le
connaître en tant qu’infini, c’est que la matière n’a pas de forme. (chap. 10)
2. Matière, forme et cause
§ 9. D’ailleurs, parmi les quatre espèces de causes
admises par nous, il est clair que l’infini n’est cause que comme matière.
(chap. 11)
De même aussi la matière proprement dite est une
puissance, parce qu’elle est susceptible de recevoir une forme ; lorsqu’elle
est en acte, alors elle possède la forme. (Mét. Θ, 8)
Aristote ne reproche aux anciens philosophes
que d’avoir cru l’infini le contenant, tout en le disant matière ou analogue,
sans voir que seule la forme contient.
Le trait de génie revient à associer nos notions avec celles de matière et de
forme, à voir que la forme est quelque chose de bien mieux réalisé que la
matière. Par exemple, au livre IV :
§ 9. [...] c’est là précisément le rapport de l’air à
l’eau ; l’eau est, on peut dire, la matière, tandis que l’air est la forme ; l’eau
est la matière de l’air ; et l’air est en quelque sorte l’acte de l’eau, puisqu’en
puissance l’eau est de l’air, et que l’air lui-même à un autre point de vue est
de l’eau en puissance. (chap. 7)
II. La
métaphysique (l’être en tant qu’être)
Au-delà de la Physique, il nous faut maintenant
passer à la métaphysique, pour une raison plus importante que celle qu’elle
nous offre une excellente définition de la puissance, reprenant l’acception du
livre Δ :
La puissance, de même que l’acte s’applique à d’autres
êtres que ceux qui sont susceptibles de mouvement. [...] Les puissances peuvent
être rapportées à un même genre ; toutes elles sont des principes, et se
rattachent à un pouvoir premier et unique, celui du changement résidant dans un
autre être en tant qu’autre. (Θ, I)
Pouvoir
ou Puissance s’entend du principe du mouvement ou du changement placé dans un
autre être, ou dans le même être, mais en tant qu’autre. Ainsi, le pouvoir de
bâtir ne se trouve point dans ce qui est bâti ; le pouvoir de guérir, au
contraire, peut se trouver dans l’être qui est guéri, mais non pas en tant que
guéri. (Δ, 12)
En effet, tout n’a pas de mouvement : l’acte
pur. Aristote réitère qu’acte et formes sont analogues :
La
quiddité [ce qu’exprime la définition]
n’appartient, de toute façon, qu’à la forme et à l’acte. (H, 3)
L’essentiel, encore une fois, est le point de vue, dirigé en partie par les
acceptions des mots, que l’on adopte pour l’être, et c’est ainsi que la
puissance excède le seul mouvement de la Physique :
Puissant
ne s’entend pas seulement de ce qui a la propriété de mouvoir une autre chose,
ou de recevoir d’elle le mouvement, mouvement proprement dit, ou mouvement de
telle ou telle nature, mais qu’il a encore d’autres significations : nous
déterminerons ces significations dans le cours de cette recherche. L’acte est,
pour un objet, l’état opposé à la puissance : nous disons, par exemple, que l’Hermès
est en puissance dans le bois ; que la moitié de la ligne est en puissance dans
la ligne entière, parce qu’elle pourrait en être tirée. On donne aussi le nom
de savant en puissance même à celui qui n’étudie pas, s’il a la faculté d’étudier.
(Θ, 6)
L’acte,
prenez l’exemple de l’Hermès, révèle la
puissance qui, associée à la matière, ne sera jamais pure indétermination
comme la matière première, bien que matière et puissance soient en général coextensives :
la matière est susceptible, puisque indéterminée, de faire revêtir à la
substance l’un ou l’autre contraire ; en elle-même elle est indifférente à
l’un des termes de la contrariété, et son devenir sera la forme.
Acte
ne s’entend pas toujours de la même manière, si ce n’est par analogie ; on dit
: tel objet est dans tel autre ou relatif à tel autre ; on dit aussi : tel
objet est en acte dans tel autre, ou relativement à tel autre. Car l’acte
signifie tantôt le mouvement relativement à la puissance, tantôt l’essence
relativement à une certaine matière. La puissance et l’acte, pour l’infini, le
vide, et tous les êtres de ce genre, s’entendent d’une autre manière que pour
la plupart des autres êtres, tels que ce qui voit, ce qui marche, ce qui est
vu. Dans ces derniers cas, l’affirmation de l’existence peut être vraie soit
absolument, soit dans telle circonstance donnée. Visible se dit ou de ce qui
est vu réellement, ou de ce qui peut être vu. (Θ, 6)
Dans une certaine mesure, Aristote est
philosophe de l’opportunité : si rien ne s’oppose à l’actualisation, et si
ses conditions sont réunies, l’être pourra être en puissance, sauf pour les
infinis — espace, nombre, temps. Souvent, il faudra également l’action d’un
autre principe, un autre intermédiaire. Ainsi la semence ne sera être en
puissance que lorsqu’elle aura été déposée dans un autre être (femelle, terre) ;
la terre doit être d’abord airain pour être statue en puissance.
La plupart des êtres sont des composés de forme
et de matière, d’acte et de puissance. Quand tel est le cas, l’on nommera la matière prochaine avec un génitif, par
exemple coffret de bois, bois de terre, etc.
C’est enfin en Θ 8 que l’on lit que l’acte est antérieur à la puissance :
La
matière, la semence, la faculté de voir, sont antérieures, sous le rapport du
temps, à cet homme qui est actuellement en acte, au froment, au cheval, à la
vision ; elles sont, en puissance, l’homme, le froment, la vision, mais elles
ne les sont pas en acte. Ces puissances viennent elles-mêmes d’autres êtres,
lesquels sous le rapport du temps sont en acte antérieurement à elles ; car il
faut toujours que l’acte provienne de la puissance, par l’action d’un être qui
existe en acte : ainsi, l’homme vient de l’homme, le musicien se forme sous le
musicien; il y a toujours un premier moteur, et le premier moteur existe déjà
en acte.
III. Elargissement
On sait les ravages d’une interprétation
grammairienne des catégories, outre l’anachronisme impliqué puisque la
grammaire est postérieure à Aristote, puisqu’elle détruit la semence qu’Aristote
a posé dans nos esprits : le point de vue. Aussi la catégorie grammaticale est bien moins affaire de perspective que les catégories philosophiques, qui font que l’on peut voir un être tantôt selon la qualité, tantôt selon la quantité, etc.
Cependant, en faisant là germer la semence, il
est tolérable de faire grandir cette perspective en l’associant aux préceptes
de la grammaire.
Nous pourrions ainsi dire que la distinction
puissance/acte correspondrait à la distinction nom-adjectif/participe passé avec celle de
infinitif-participe/indicatif. Le nom et l’adjectif (construction-constructible,
guérison-guérissable) reprennent la puissance, outre que le verbe soit
potentiellement actualisable en tant que forme conjuguée et/ou dans un énoncé
(indicatif). La saisie terminale du procès qu’opère le participe passé reprend
l’acte (construit, guéri).
Ainsi l’on peut distinguer entre l’action
immanente relevant d’une praxis, de l’action
transitive, poiesis : dans le
premier cas, l’acte est achevé à chaque moment (on vit et on a vécu) ;
dans le second, l’action est distincte de l’acte (en même temps, on ne peut
guérir et avoir été guéri).
Toutes
[l]es causes sont ou en acte, ou en puissance. Mais il y a cette différence
entre elles, que les causes en acte, ainsi que les causes particulière,
commencent et finissent en même temps que les effets qu’elles produisent : ce
médecin, par exemple, n’est guérissant qu’autant qu’il traite ce malade ; et
cet architecte n’est construisant qu’autant qu’il construit cette maison. Il n’en
est pas toujours ainsi des causes en puissance ; la maison et l’architecte ne
périssent pas en même temps.
Mét. Δ, 2, 1014a20-25
La priorité
et la postériorité se rapportent à la puissance et à l’acte. Ce qui est en
puissance est antérieur; ce qui est en acte, postérieur. Ainsi, en puissance,
la moitié de la ligne est antérieure à la ligne entière, la partie est
antérieure au tout ; la matière à l’essence. Mais en acte, les parties sont
postérieures au tout ; car c’est après la dissolution du tout qu’elles sont en
acte.
Mét. Δ, 11, 1019a6-11
L’acte
aussi est un but ; et la puissance est en vue de ce but. En effet, les animaux
ne voient pas pour avoir la vue, mais ils ont la vue pour voir ; de même on
possède l’art de bâtir pour bâtir, la science spéculative pour s’élever à la
spéculation.
Mét. Θ, 8
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