Contexte
La critique platonicienne est, encore une fois,
de taille : l’âme relève de la physique, puisqu’elle est un principe du
vivant et est toujours associé à un corps. Il n’y a chez Aristote aucune
dimension religieuse — orphique. Bien plus, l’âme, principe de vie, est le
couronnement de la Physique. Avec elle, Aristote rompt avec tout relativisme
d’objet de type cartésien — et avec tout mécanisme, — tout en conservant l’absolu
du sensible, puisque sans sensation il ne cesse d’être en puissance ; corps
et âme sont l’intimité même, les deux faces d’une même réalité dont l’un est en
puissance ; fors l’intellect.
I. L’âme
selon les présocratiques et Platon
L’animé diffère de l’inanimé selon le
mouvement, la sensation et l’incorporéité. Selon Démocrite, Anaxagore et
certains pythagoriciens, l’âme est premièrement mouvement. Empédocle, Platon et
Xénocrate la voient selon la sensation. Tous diffèrent quant aux principes
particuliers de l’âme, s’ils sont matériels ou non, et plusieurs ou uniques.
L’âme motrice est aussitôt critiquée par
Aristote : l’âme ne peut posséder le mouvement, auquel cas elle serait
dans un lieu (406a13-16) et d’un élément de la nature du mouvement : la
terre vers le bas par exemple. Au contraire, le mouvement appartient au σύνολον, au composé de forme et matière. En
général, toutes les restrictions de cette sorte de l’âme ne couvrent pas ce
qu’elle serait : certains animaux sont immobiles, d’autres n’ont pas la
respiration, la sensation, l’intellect, etc.
Platon, dans la République, divise l’âme en
trois parties, allant outre la division traditionnelle
rationnel/irrationnel : rationnelle, impulsive et appétitive. Dans le
Timée, il considère l’âme comme le microcosme du macrocosme, — l’univers. Ainsi
les mouvements du ciel, dont les éléments sont composés du Même (l’essence
indivisible des Idées) et de l’Autre (l’essence divisible du Sensible), sont
les mouvements de l’âme, sans quoi la connaissance ne serait possible. Il fait
de l’âme une entité automotrice.
II. L’âme
est dite de plusieurs manières
L’essence
(1) de quelqu’être, pris universellement, est exprimée par la définition, elle-même constituée par
l’union du genre et de la différence spécifique.
L’essence a des propriétés (2) que l’on trouve avec la démonstration, en posant au
départ la définition.
Aristote nous met d’emblée en garde contre la possibilité
de définir de manière univoque l’âme, puisque ses espèces entretiennent entre
elles des relations d’antérieur et de postérieur, tout comme les figures (le
triangle est contenu en puissance dans le quadrilatère) ou les citoyens.
Contrairement à l’animal, par exemple, qui comme genre coordonne ses espèces,
on devra parler des espèces de l’âme (nutritive, sensitive, motrice, etc.) qui
ne peuvent avoir de définition commune (1) puisqu’il n’y a pas de genre commun
(« l’âme » générique) ; comme l’être et l’un, elle tendrait vers
un πολλαχώς λεγόμενον.
Cependant Aristote donne plusieurs définitions de l’âme : elle est l’entéléchie d’un corps organisé ayant la
vie en puissance.
Quant à ses affections (2), l’âme n’est pas séparable
du corps (exception de l’intellect), puisque celles-là sont données avec le
corps, par exemple la colère, que le dialecticien et le physicien
respectivement définissent comme le talion et l’ébullition du sang autour du
cœur. Aussi le corps n’est pas n’importe lequel, mais doit avoir la vie en
puissance, être organisé de telle ou telle manière.
III. Les
espèces d’âmes (facultés)
L’acte révèle la puissance ; en d’autres
termes (II, 4) :
Un des genres de l’être est la substance, qui dans
ses acceptions est la matière, la forme ou le composé. La matière est
puissance, la forme l’entéléchie qui
connait deux degrés d’actualisation :
le premier (la science est l’acte, l’ignorance la puissance) et puis un second
(la science en exercice est acte, la science juste possédée en est la
puissance). En outre, chaque sens connaît cette ambiguïté qui le fait selon
deux degrés : pour la vue par exemple, elle est sens du visible et de
l’invisible, ce dernier étant pris comme absolu (la voix dont la vision est impossible) ou non (l’obscurité, l’éclat
du soleil).
Cette dernière division est particulièrement
importante, et appliquée à l’âme (II, 1) et à principalement deux de ses
déclinaisons, la sensation et l’intellection (III, 2 et 4 ; ici chapitres 2 et 3). Ainsi l’âme est une entéléchie du premier degré (science –
ignorance) — car il y a le sommeil, — tout comme :
L’âme est donc l’acte du corps mais aussi la puissance de recevoir une forme sans
matière, dans la sensation et l’intellection.
1. L’âme végétative
C’est l’âme la plus commune, que tous les êtres
vivants possèdent, alors que l’âme dianoétique est la plus rare. On distingue
l’être nourri (le corps) de l’être qui nourrit (cette âme) et de ce par quoi
l’être est nourri (l’aliment).
2. L’âme sensitive
2.1.
Les sensibles propres et les cinq organes correspondants
L’âme sensitive implique la nutritive, ce qui à
son tour implique que l’absence de cette dernière commande l’absence de la
première, et qu’elle peut être sans la sensitive. Parmi les sens le toucher est
impliqué par tous les autres. Tous les
sens, et l’âme sensitive, sont en puissance ce que leur objet est en acte,
objet qui vient actualiser ces puissances. Par exemple la langue (goût)
sera « douce » ou « amère » en puissance, attendant l’actualisation
de l’un ou de l’autre. Les sens
reçoivent les formes sensibles, les actualisant, sans leur matière (424a16-20).
L’organe, grâce au milieu (l’air, la chair, etc.), peut juger des contraires
sensibles.
Comme l’âme en général, l’âme sensitive selon
le nombre identifie organe (analogue à corps pour la première) et faculté
(analogue à âme) sous le rapport de forme et de matière, la quiddité restant
propre à chacun.
Puisque chacun des organes sensoriels n’a pas
de sensation de lui-même, il doit être en puissance et actualiser l’objet en
entéléchie. Par la suite,
Ἡ δὲ τοῦ αἰσθητοῦ ἐνέργεια καὶ τῆς αἰσθήσεως
ἡ αὐτὴ μέν ἐστι καὶ μία, τὸ δ' εἶναι οὐ τὸ αὐτὸ αὐταῖς·
L’acte
du sensible et celui du sens sont un seul et même acte, mais leur quiddité
n’est pas la même. (425b26)
Aristote étudie les cinq sens et leurs correspondances
actuelles en détail, et en premier lieu la
vue et le visible :
De même, comme le diaphane, il existera des intermédiaires (véhicules) pour le son
(l’air, le διηχές des
commentateurs) et l’odeur (le δίοσμον des
commentateurs), dont l’existence est motivée puisque si l’on place un objet sur
l’organe, nulle sensation ne se produit. Pour le sapide et le toucher,
l’intermédiaire n’est pas véhicule, mais concomitant à l’acte : c’est la
chair, le cœur étant l’organe du toucher, puisque sur la chair la sensation est
produite.
Le son nécessite
un percuté, un percutant et un médium, l’air à la fois extérieur, déplacé en
masse, et intérieur (oreille). Quant à la voix, elle est un genre dont la
parole est l’espèce. La saveur, pour
laquelle la langue est humide en puissance, est pour l’humide la forme, alors
que pour l’odeur c’est l’inverse (le
sec). Le toucher, lui, est plusieurs
sens, et c’est pourquoi Aristote en dit (421a19) qu’il est le plus développé,
bien que la vue soit le sens par excellence (429a3, mét. A,1).
Puisque seuls l’air et l’eau sont intermédiaires
et compositions des organes et que l’on sait assigner une place à la terre et
au feu, il ne saurait pas avoir de sixième organe.
2.2.
Les sensibles communs et le sixième sens
Il existe, fors les sensibles propres, des
sensibles qui sont communs à tous ces derniers : le mouvement, le repos,
la figure, la grandeur, le nombre et l’unité. Aucun des cinq organes ne saurait
en avoir la possession ni aucun autre organe ne pourrait leur être propre, pour
la raison qu’un tel sens rendrait une telle perception « associée » (le
doux par la vue) accidentelle dans le sens propre (la vue, le toucher), n’ayant
aucune action sur lui ; ce n’est pas le cas. Ce sens permet par la suite
de juger les sensibles selon le genre.
La seconde fonction du sixième sens est d’assurer
la réflexivité de chaque propre, sans qu’il n’y ait de sens spécial ici non
plus, au risque d’aller vers l’infini (le sens du sens, etc.)
3. L’âme motrice
Les sens de la distance (vue, ouïe et odorat),
sens du bien-être, sont liés à la motricité, c’est-à-dire le changement selon
le lieu. En effet, un animé qui ne saurait se déplacer n’aurait usage de tels
sens ; or la nature ne fait rien en vain. Le principe dans l’âme du
mouvement est la faculté désirante, le désir donnant le but à atteindre et
l’intellect pratique les moyens pour obtenir la chose désirée.
Au mouvement trois facteurs sont
impliqués : le moteur (le bien pratique), ce par quoi le moteur meut (le
désirable), et le mû (l’animal).
4. L’âme imaginative
La sensation, de laquelle se prolongent désir
et locomotion, suit encore son cours jusqu’à l’imagination, qui en diffère car
1) une image peut être sans sensation et 2) cette faculté n’est pas chez tous
des êtres sensibles. A un autre niveau, mais toujours au sein de la pensée, la
croyance (υπόληψις) et
l’opinion (δόξα) en
diffèrent également.
5. L’âme intellective
Contrairement à la sensation propre, le sens
commun, l’imagination, la croyance, l’opinion et la pensée peuvent être
fausses. Il faut maintenant étudier l’intellect et le considérer analogue à la
sensation. Inversement à toutes les autres âmes, l’intellect ne peut être mêlé
au corps : il n’a ni organe ni de qualités propres (chaud, etc.), et il
n’est pas soumis à l’excès des actes qui s’y impriment, alors que l’organe
sensible est détruit s’il est soumis à cet excès.
On divise l’intellect de deux manières, selon le
point de vue que l’on adopte, la principale différence de l’intellect avec la
sensation étant que celle-ci est forme
des sensibles alors que celui-là forme
des formes, que la sensation donc perçoit le composé de forme et matière,
l’intellect la quiddité (concave ou camus).
1. L’intellect
patient, analogue à la cause matérielle dans la nature et la sensation, est
en puissance les formes en entéléchies que donnent l’intellect agent (cause efficiente).
2. L’intellect
théorique perçoit le concave, abstrait de la matière, l’intellect pratique le camus, engagé
dans la matière.
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