I. La
matière avant et par Aristote
Le livre A de la métaphysique, traitant de l’aitiologie
(recherche des causes), donne nombre de considérations sur la cause matérielle,
a fortiori sur la matière. Par les premiers philosophes seule la cause matérielle était visée (A, 3, 983b7), ainsi :
L’eau pour Thalès ;
L’air pour Anaximène ;
Le feu pour Héraclite, etc.
D’autres philosophes (on ne parle pas des théologoi) considéraient, outre la cause
matérielle, la cause efficiente,
unique (Anaxagore) ou double (Empédocle : amour et haine). Les
Pythagoriciens se sont approchés de la cause
formelle (que la définition exprime), mais d’une manière trop simpliste.
Il dit enfin de Platon qu’il n’aurait
considéré que les causes formelle et matérielle :
Sous
le point de vue de la matière, les principes sont le grand et le petit ; sous
le point de vue de l’essence, c’est l’unité. (A, 6, 987b20-21)
Par la suite, les causes de l’être et du
devenir sont les idées.
II. La
critique des formes intelligibles
On
peut avoir de l’affection pour les amis et la vérité ; mais la moralité
consiste à donner la préférence à la vérité.
Eth.
Nic.,
I, VI, 1096a11-17
De
tous les arguments au moyen desquels nous démontrons l’existence des Idées,
aucun n’est évident. Certains d’entre eux ne conduisent pas à une condition
nécessaire, d’autres établissent des Idées de choses qui, de notre propre avis
[à nous, platoniciens], n’en ont pas.
En effet, d’après les arguments tirés de l’existence des sciences, il y aura
des Idées de toutes les choses dont il y a science ; d’après l’argument de l’unité d’une multiplicité,
il y en aura aussi des négations ; enfin d’après l’argument que même ce
qui a péri constitue un objet de pensée, il y aura Idée des choses périssables,
car il y a en nous une image de celles-ci. Même des raisonnements plus exacts
conduisent, les uns, à admettre des Idées
des relatifs, dont le genre, disons-nous, n’est pas par soi, les autres
conduisent au troisième homme. [...etc.]
Mét. A, 9
(trad. Tricot légèrement modifiée ; nous soulignons)
La relation entre le maître et l’élève est
ardue, mais selon le point de vue (en abyme ici, Aristote a raison...) Aristote
aurait retourné l’ontologie platonicienne, pour qui la singularité sensible est un accident de l’essence universelle,
en voyant l’universel comme un accident
de l’essence particulière. Mais le Stagirite serait aussi et généralement
resté fidèle à l’entreprise notionnelle
de son maître, ne l’empêchant pas d’en faire la critique de détail, portée sur
l’argument, non l’objet, la théorie des Idées :
1. L’argument de l’unité recouvrant une
multiplicité
Thèse de
Platon : un prédicat commun pour une classe d’objet, sans se
confondre à un de ses exemplaires, sera un prédicat distinct ayant une
existence indépendante : il sera la forme intelligible de cette classe, et
la condition d’existence de la science qui se rapporte à l’universel et la
détermination : la médecine n’est science de telle santé mais de la Santé
— qui doit être en soi.
Argument
d’Aristote : il pourra avoir une idée correspondant à une classe
négative, par exemple non-homme, ce que n’admettent pas les platoniciens,
puisqu’on aura aussi une Idée du non-être. De plus, un prédicat distinct n’implique
pas que ce soit un prédicat autonome. Enfin, l’extension du monde se voit par l’académicien
refusée des formes intelligibles à certaines de ses classes, comme le vice ou
les outils. Aristote accepte l’universel (il dira que l’expérience est une
connaissance de l’individuel) mais n’éprouve pas la nécessité d’en faire une
idée.
Mais le débat est complexe, Platon considérant
les « non-X » des dérivations d’Idées participant à la nature de l’Autre
(Sophiste, 257e). Des objets
fabriqués, Platon ne récuse que ceux qui imitent, et non ceux qui produisent ;
cependant l’art étant connaissance de l’universel (A, 1, 981a15) tous ces
objets devraient être Idées chez Platon.
2. L’argument des relatifs
Thèse
de Platon (Phédon,
74) : affirmer l’Egal de plusieurs sensibles, et de façon homonyme, sachant
qu’ils ne peuvent vraiment l’être, montre à la fois l’existence de l’Egalité-type
(forme intelligible) et l’imperfection de ces modèles qui changent constamment.
Argument
d’Aristote : cela reviendrait à admettre l’existence de la
relation séparée des choses ; l’Egal, un relatif — par rapport à autre
chose (προς άλλα), —
serait un genre — une Idée, donc « par soi » (αυτα καθ’
αυτα),
ce que refusent les platoniciens — qui comprendrait toutes choses — images
naturelles ou artificielles (un portrait) — auxquels il se trouve prédiqué, une
fois leur essence abstraite.
Objection ontologique (lié à l’extension, au
contenu de l’Idée) à la signification logique du « par soi »
platonicien ? Non, Platon lui-même dit que l’Idée n’est pas un trait de
pensée, mais une réalité à laquelle accède le νους. Aristote dénonce donc bien une confusion
entre logique et réalité.
3. L’argument du troisième homme
Si l’homme sensible et l’Homme (intelligible)
sont séparés, ce qui est commun au premier et au second produira un troisième
homme, et ainsi de suite à l’infini. Il y a d’inclus ici une critique de la
participation. En fait, cette critique est déjà dans le Parménide, un dialogue de
Platon, à laquelle objection ce dernier ne répond pas :
Parménide :
[...] Lorsque plusieurs objets te paraissent grands, si tu les regardes tous à
la fois, il te semble sans doute qu’il y a en tous un seul et même caractère, d’où
tu infères que la grandeur est une.
Socrate : C’est vrai.
P. : Mais si tu embrasses
de même dans ta pensée à la fois la grandeur elle-même et les choses grandes,
ne vois-tu pas apparaître encore une autre grandeur par laquelle toutes
celles-là paraissent grandes ?
Parménide, 132 a-d
(trad. Chambry)
On n’oubliera pas non plus que dans la
République (597c), on lit : « Dieu a fait unique le lit qui est le
lit essentiel, il n’a pu en faire deux ou davantage, car, s’il en faisait deux,
il en apparaîtrait un troisième, dont ces deux-là auraient l’idée. »
Est-ce une réponse convenable ?
Concluons, hâtivement, qu’au lieu de déplacer
le monde sensible et de le qualifier univoquement irréel, Aristote préfère lui
trouver intelligibilité par les points de vue desquels on le regarde : si
une image, ou des existants, ne peuvent être en tout point parfaits par rapport
à un parangon (l’Idée), pourront-ils acquérir perfection par quelque
perspective ? La vie (ζωή) peut-elle
être diffusée par ses manières de vivre (βίος) ?
III. L’hylémorphisme
d’Aristote (matière et forme)
1. Matière et forme gréco-latines
En grec, la « matière » — ύλη, — c’est
un déplacement étymologique de la forêt, du bois au matériau, puis à la
composition matérielle des corps.
Materies,
en latin, désigne aussi le bois de construction.
La forme,
en grec μορφή et en
latin forma, est chez Aristote
quasi-synonyme de είδος
(aussi espèce), σχημα et λόγος, mais
possède une acception la portant plutôt vers le contour extérieur de quelque
chose. Elle s’oppose à la matière.
2. L’apport d’Aristote
C’est Aristote qui donna à la matière son plein
sens philosophique, la faisant susceptible d’être sensible mais aussi
intelligible (ύλη
νοητή) et locale (ύλη τοπική). Notre philosophe également distinguera
entre matière première (πρώτη
ύλη) et
dernière, moins indéterminée car apte à recevoir la forme. Celle-ci est
relative à l’échelon sur lequel on se place, et absolument inférieure à la
forme quand on l’y compare.
Pour Aristote, elle est en soi inconnaissable
(Z, 10, 1036a8) et pour l’appréhender on la considère dans une analogie :
La matière est voisine du chaos, c’est-à-dire
indéterminée et en puissance. Il y a cinq éléments répondant aux exigences de
sa pensée sur le mouvement :
- deux éléments opposés : la terre et le
feu.
- deux éléments intermédiaires : l’eau et
l’air.
- un élément supra-lunaire : l’éther.
Ce dernier seul permet aux astres qui en sont
faits d’avoir le mouvement circulaire (translation) dont ils font preuve,
unique et éternel mouvement non soumis à l’accidentel du monde sub-lunaire,
soumis à toutes les espèces de changement (génération et corruption,
accroissement et décroissement, altération, translation).
Il
faut penser que, comme une matière inflammable, ce que nous appelons ici le feu
s’étend jusqu’à l’extrémité de la sphère qui entoure la terre, de telle sorte
que le moindre mouvement qu’il reçoit lui suffit, comme à la fumée, pour s’enflammer
perpétuellement; car la flamme n’est que l’incandescence d’un air sec.
Météorologie, I,
IV, 4
Quant à ses relations avec la forme ou d’autres
notions, elles sont multiples :
a. L’expérience
fournit, dans les raisonnements, la matière ; la forme de la science est
donnée par la logique (Organon).
b. Par rapport à la substance, la matière est unique pour chaque suppôt, mais la forme
constitue le principe connaissant (trait distinctif), l’espèce et le genre.
Elle est immanente à la matière, et peut ainsi être reproduite par l’art, la
matière et la forme par la nature.
IV. Relations
à la logique
Rappelons qu’Aristote voit le discours λογικός de manière péjorative, qu’il compare au
discours φυσικός.
Dans la définition, on considère le genre comme
la matière et la différence comme la forme.
V. Les
quatre causes
Les quatre causes vont par paires (Hamelin), ou
bien l’une s’oppose aux trois autres (Tricot) : la matérielle et la
formelle d’un côté, l’efficiente et la finale de l’autre ; la matérielle d’un
côté, les formelles de l’autre : acte/forme
et puissance/matière sont les deux causes du devenir et de l’être.
Savoir, c’est connaître les causes des choses,
en attribuant à la substance une cause déterminée. Dans le changement par
exemple, un attribut se substituera à un autre, alors que la substance se
maintient. Il faut donc à la différence qu’entraîne le changement une identité
substantielle.
Nous terminerons en donnant un exemple, si
précieux à la compréhension philosophique, celui chère à Aristote : la
statue.
Cause
matérielle : l’airain, et son genre (métal), sont causes matérielles
de la statue. La matière est ici relative à la forme, parce que prochaine.
Terre et eau sont matières plus éloignées, matières prochaines de l’airain.
Cause formelle :
la cause de l’être actuel, contenant la matière : « L’aurige. »
Si elle fut un être vivant, son âme eût été la cause formelle, l’entéléchie
Cause
efficiente : ce qui est exigé pour le devenir, en l’occurrence le
sculpteur, une forme actuelle. Elle est autant corrélat de la cause matérielle,
impuissante en elle-même pour inciter le devenir.
Cause
finale : la beauté, par exemple.
Souvent, il est vrai que la fonction (cause
finale) s’identifie à la forme (cause formelle), par exemple le verre, mais la
distinction tient. Cause finale, malgré l’apparence d’oxymore, est aussi
légitime : elle l’est si l’on accepte la puissance.
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